L’opposition entre les doctrines chrétiennes et musulmanes ne concerne pas que l’aspect théologique mais aussi politique.
Le rapport entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel en est un exemple. Derrière cette question se trouve celle de l’intégration possible ou non de l’islam à un Etat laïc.
A en croire certains, la question du rapport de l’islam à la laïcité semble être réglée. « Il n’y a aucun problème avec la laïcité pour l’infini majorité des musulmans, ce sont quelques groupes qui ont un problème et qui ne la respectent pas » affirmait Tariq Ramadan, célèbre penseur musulman sur le plateau de France 3, le 6 mars 2015. « Les musulmans vivant dans des pays non majoritairement musulmans ont eu à découvrir la séparation du religieux et du politique. Aujourd’hui, pour une immense majorité, cette conception de la séparation est acquise », répond Stéphanie Le Bars, chargée des questions religieuses à la rédaction du Monde, à la question : «Qu’en est-il de la pensée islamique vis-à-vis de la laïcité ? » (site www.lemonde.fr/societe/chat/2011/04/04/l-islam-est-il-soluble-dans-la-laicite)
La pensée de l’islam
Pourtant, la question n’est pas du tout aussi claire que ces personnes veulent bien le dire. Témoin les propos du même Tariq Ramadan : « L’Islam investit le champ social et l’influence de façon conséquente. De fait, il convient d’ajouter à ce qui est proprement religieux les éléments du mode de vie, de la civilisation et de la culture. Ce caractère englobant est l’une des caractéristiques de l’Islam », écrit-il (Les musulmans dans la laïcité. Responsabilités et droits des musulmans dans les sociétés occidentales, Ed. Tawhid, Lyon, 1994, p. 79). Un site musulman affirme clairement : « Avant que le monde islamique ne soit influencé par l’Occident, il n’y a jamais eu deux pouvoirs et la question de la séparation n’a donc jamais été soulevée. La distinction si profondément enracinée dans le christianisme entre l’Église et l’État n’a jamais existé en islam » (www.islamreligion.com, article Les fondements du système politique en islam).
Il semble donc que les propos tenus sur France 3 soient adaptés à l’auditoire pour le rassurer, que ceux du journaliste du monde soient pour s’auto-rassurer ou nier la réalité, mais que la doctrine de l’islam soit autre. Cette doctrine prend sa source à la fois dans le Coran et dans la vie de Muhammed. C’est donc sur ce double fondement que la doctrine musulmane du lien entre le spirituel et le temporel s’est développé.
L’enseignement du Coran
Le Coran enseigne que la communauté musulmane est la meilleure et a pour mission de servir d’exemple aux autres nations en créant un ordre social moral : « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait naître pour les hommes ; vous enjoignez le bien et interdisez le blâmable, et vous croyez en Dieu. » (Sourate 3, 110) Etre musulman signifie non seulement appartenir à une communauté religieuse, mais aussi vivre sous la loi islamique. Car la loi islamique est vue comme une extension de la souveraineté absolue de Dieu. Il est l’unique législateur véritable et valable. « En vérité, la création et le commandement n’appartiennent qu’à Lui. » (Sourate 7, 54) Il n’y a donc pas de place pour une véritable loi autre que la loi islamique, loi appelée charia.
L’exemple de Muhammed
De plus, pour les musulmans, Muhammed est la source d’imitation par excellence, d’où l’importance accordée à son expérience. Mahomet est « beau modèle » (Sourate 33, 21) dont le comportement est normatif et à qui il faut obéir comme on obéit à Dieu : « Quiconque obéit au Messager obéit certainement à Allah » (Sourate 4, 80). Or à Médine, dans la dernière partie de sa vie entre 622 et 632, le prophète de l’islam a conçu et gouverné la première cité islamique de l’histoire tout en gardant ses prérogatives religieuses. Il a été en même temps et sans distinction chef religieux et chef politique. Et quand une question d’ordre social, économique, familial ou encore sur les rapports avec les esclaves, les juifs ou les chrétiens lui est soumise, Muhammed répond sous la forme d’une révélation qu’il tient directement de Dieu.
Dieu seul législateur
En islam, Dieu est donc reconnu comme le seul souverain des affaires des hommes : que ce soit directement par le Coran ou indirectement par l’exemple de celui qu’il a envoyé. Il n’y a donc pas de distinction entre l’autorité religieuse et l’autorité de l’Etat. L’autorité est unique et se traduit par la loi, la charia. Et l’objectif d’un Etat islamique et de son autorité politique est d’appliquer cette loi divine. Ainsi, l’État islamique idéal est une communauté gouvernée par la loi révélée par Dieu et son rôle est d’assurer l’ordre et la sécurité de façon à ce que les musulmans puissent accomplir leurs devoirs religieux et remplir leurs obligations quotidiennes. Cela ne signifie pas nécessairement qu’un tel État soit une théocratie directement gérée par des savants religieux. Mais les hommes politiques qui le gouvernent doivent avoir pour but de faire appliquer la loi divine dans son intégralité. Quelque soit le régime en place – monarchie, république, dictature – seul un dirigeant musulman bénéficie donc de la légitimité pour gouverner un pays où l’islam est majoritaire. Lui seul est censé pouvoir veiller à l’application de la charia, celle-ci concernant aussi bien la vie publique que la vie privée. Pour de nombreux musulmans, la laïcité à l’occidentale qui établit une distinction entre les préceptes divins et les préceptes civils équivaut à un refus de se soumettre à la loi de Dieu.
La vision chrétienne
Dans le christianisme, il en va tout autrement. Il y a une distinction réelle entre l’autorité politique et l’autorité religieuse, fondée sur des paroles claires du Christ : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22, 21). Et le Magistère affirme : « Il est même possible d’affirmer que la distinction entre religion et politique et le principe de la liberté religieuse constituent une acquisition spécifique du christianisme, d’une grande importance sur le plan historique et culturel ». (Compendium n° 50) La foi chrétienne reconnait donc une autonomie du pouvoir politique : il est au service du Bien Commun, et donc au service du bien de l’homme. « L’Église ne se confond pas avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique. La communauté politique et l’Église, chacune dans son propre domaine, sont en effet indépendantes et autonomes l’une de l’autre et sont toutes deux, bien qu’à des titres divers, « au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes » ».
Une synthèse équilibrée
L’Eglise ne prétend pas apporter toutes les lois nécessaires à la vie humaine, car Dieu n’a pas voulu légiférer sur tout. « Dieu n’a pas voulu retenir pour lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre ». (CEC 1884) Une grande partie des lois concernant la vie sociale est donc remise à l’autorité de l’Etat qui a le pouvoir de les édicter et les faire appliquer. Ce pouvoir a cependant son origine en Dieu, comme le rappelle Jésus à Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en-haut » (Jn 19, 11). Ce pouvoir ne peut pas s’opposer à la loi divine, mais il peut s’exercer sans référence directe à la Révélation divine. Par exemple, un Etat n’a pas le droit d’autoriser le meurtre de l’innocent, contraire à la loi divine. Mais un Etat a le droit de fixer le montant des impôts sans que l’Eglise n’ait à intervenir.
A l’inverse, l’Etat ne peut prétendre se suffire à lui-même et apporter à l’homme tout ce qui est lui nécessaire pour son bonheur. L’homme est en effet appelé au bonheur surnaturel, à la vie en Dieu, ce que seule la grâce peut donner. De plus, la juste distinction entre la sphère politique et la sphère religieuse n’implique pas une autonomie par rapport à la sphère morale. La laïcité bien comprise n’est pas une exigence que toute référence à Dieu soit exclue du domaine politique. « Ce serait une erreur de confondre la juste autonomie que les catholiques doivent avoir en politique, avec la revendication d’un principe qui fait fi de l’enseignement moral et social de l’Église ». (Congrégation pour la doctrine de la foi, Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique, n° 6).
Une nécessaire clarification
Or c’est hélas ainsi que la laïcité à la française est comprise. Elle fait fi de tout l’enseignement moral de l’Eglise, et même plus profondément de toute référence à l’existence de Dieu. On comprend qu’une telle manière de concevoir la laïcité soit non seulement incompréhensible pour les musulmans, mais est aux antipodes de la vision musulmane.
Il semble donc urgent d’avoir une compréhension saine de la laïcité. De la part des pays occidentaux d’abord pour montrer qu’elle ne s’oppose pas à la loi de Dieu. Et surtout de la part de l’islam. En effet, si la loi religieuse détermine la loi civile et gère la vie privée et sociale de tout homme en contexte musulman, ce qui est le cas dans la totalité des pays à majorité musulmane, et que cela n’évolue pas, on ne voit pas comment il peut y avoir une coexistence respectueuse avec les non-musulmans. Contrairement à ce que certains disent, la conception de la séparation entre pouvoir civil et religieux en islam est non seulement loin d’être acquise, mais semble même impossible à acquérir sans une réforme en profondeur des principes de cette religion.
Abbé Jean-Raphaël Dubrule