Dans le débat médiatique et même dans l’évangélisation de rue, il est devenu impossible de parler de l’« islam » en bloc, quand bien même on voudrait faire référence aux croyances élémentaires que partagent tous les musulmans : unicité d’Allah, prophétisme et exemplarité de Mahomet, caractère incréé du Coran, les cinq piliers, le jugement et la rétribution finale.
Il est de bon ton de parler d’un islam pluriel et de s’interdire les généralités. Bien entendu, il s’agit là d’une argutie pour empêcher de raisonner, car tout discours articulé doit nécessairement emprunter des universaux.
Néanmoins, il semble opportun d’approfondir notre connaissance des courants qui traversent le monde musulman, pour savoir nous adapter à notre interlocuteur. Pour simplifier, la différence entre chiites et sunnites est analogue à celle entre chrétiens orthodoxes et protestants. Il s’agit en effet de l’existence ou non d’un magistère dépositaire de l’autorité d’interprétation et du choix des textes intouchables de la révélation. Mais arrêtons ici l’analogie…
En raison de l’ampleur du sujet, cet article paraît en deux parties. Nous traiterons cette fois-ci des disparités proprement religieuses entre chiites et sunnites. La seconde partie explorera les dimensions géopolitiques de cette séparation.
La succession de Mahomet et les premiers califes
Le problème fondamental à la source de la séparation entre chiites et sunnites est que Mahomet n’a pas clairement désigné de successeur ni de critère d’élection. Ainsi que le rapporte la Sîra, sa biographie officielle, l’opposition se cristallise dès sa mort en 632. Certains sont « partisans » (schi’aa) de garder le califat en famille, c’est-à-dire qu’ils considèrent Ali ibn Abi Talib comme le successeur légitime. Celui-ci est en effet le cousin germain de Mahomet et l’époux de sa fille Fatima, seule enfant de sa première femme Khadija. Dans la tradition chiite, il est aussi né à l’intérieur de la Kaaba et a hérité de Zulfikar, le sabre de Mahomet.
Cependant, Ali ne sera que le quatrième calife « bien-guidé », après Abou Bakr, Omar ibn Khattâb et Uthman ibn Affan. Et durant son règne (656-661), il est victime d’une double controverse ; c’est ce qu’on appelle la première Fitna, la « Grande Discorde ». Celle-ci est initiée par Aïcha, la dernière femme – et préférée – de Mahomet, qui l’accuse de ne pas poursuivre avec assez de zèle les assassins de son prédécesseur Uthman. Puis, dans un affrontement avec Muawiya, le gouverneur de Damas et cousin d’Uthman, qui réclame lui aussi la succession, un groupe de puristes, les kharidjites, ou « sortants », lui reprochent d’avoir accepté un arbitrage défavorable. Même s’il parvient à vaincre ses adversaires à chaque reprise en bataille rangée, il est finalement assassiné par un kharidjite pendant sa prière.
Ses fils, Hassan et Hussein, ont à leur tour bien du mal à faire valoir leurs prétentions dynastiques. Hassan admet le califat de Muawiya contre la promesse que le pouvoir lui reviendra ensuite. Mais il meurt trop tôt, et Muawiya nomme son fils comme successeur et fonde ainsi la dynastie Omeyyade. Hussein prend les armes, mais finira massacré à la bataille de Kerbala en 680. C’est de ce jour que date l’hégémonie sunnite dans le monde musulman.
Différences doctrinales
Si tous les musulmans acceptent les hadiths, recueils des paroles et gestes de Mahomet selon des chaînes de transmission de fiabilité variable, ils ne reconnaissent pas exactement les mêmes, selon le traitement d’Ali et des autres compagnons de Mahomet. Cela entraîne des divergences de jurisprudence.
La plupart des chiites attribuent à Ali et à ses descendants une sorte de charisme d’infaillibilité (‘ismah). Ils n’admettent donc que des imams choisis parmi ceux-ci. Les sunnites, au contraire, n’accordent cette protection doctrinale et morale qu’à Mahomet et parfois à Fatima ; ils préfèrent ainsi suivre l’avis interprétatif des savants, qui ne sont que des hommes sans secours divin particulier. Cette prétention d’infaillibilité est souvent associée à l’existence d’une tradition orale secrète dans la famille d’Ali. Pour cette raison, le chiisme a donné naissance à une kyrielle de sectes plus ou moins mystiques ou ésotériques face au courant majoritaire « duodécimain » dont l’école juridique principale, le jafarisme, est religion d’État en Iran. Parmi ces sectes, il faut citer :
L’ismaélisme, courant ésotérique surtout présent au Pakistan et en Syrie, qui possède une diaspora importante. Parmi eux, il faut nommer les nâzirites, disparus au XIIIe siècle, plus connus sous le nom d’Assassins (ou Hashashyin), ainsi nommés pour leur emploi du haschisch pour augmenter leur efficacité au combat (disputé entre les historiens modernes).
L’alévisme, une tradition soufie panenthéiste et syncrétiste, surtout en Turquie et au Turkménistan ; ou sa variante le bektachisme, surtout en Albanie.
Le zaydisme, présent seulement au Yémen, le plus proche du sunnisme.
L’alaouisme, un courant fortement rejeté par les chiites duodécimains comme hérétique, qui représente environ dix à quinze pour cent de la population syrienne, et dont fait partie la famille du président Bachar el-Assad.
Les druzes, présents surtout au Liban et issus des ismaéliens, sont considérés comme non musulmans par les autres courants, car ils voient dans leur fondateur l’incarnation d’Allah et ajoutent divers écrits de sagesse au Coran. Eux-mêmes sont en désaccord quant à leur appartenance à l’islam.
Un accent théologique important chez les chiites est l’insistance sur la justice d’Allah. Cela provoque un traitement différent de l’articulation entre contrainte (jabr) et libre choix (ikhtyâr). Ils reconnaissent une part plus grande à l’intellect humain dans son autodétermination (ils sont moins fatalistes) qui possède selon eux une connaissance intuitive du bien et du mal. En particulier, les penseurs chiites sont plus ouverts à une interprétation personnelle (ijtihâd) du Coran et de la Sunna.
Les conditions de la mort d’Hussein ont aussi comme conséquence que le concept central de la spiritualité chiite est le martyre (ash-shahîd) et le sacrifice de soi – dans un sens qui peut être spirituel aussi bien que militaire selon les groupes. Le sunnisme insiste davantage sur la gouvernance du monde par un Dieu tout-puissant et sur la communauté.
Avec ceci, il nous faut maintenant clore cette synthèse historique et doctrinale des différences entre chiisme et sunnisme. La seconde partie de cet article évoquera les dimensions sociologiques et géopolitiques de cette scission majeure du monde musulman.
Par l’abbé Barthélémy Magdelain