Dans notre dernière lettre, nous avons commencé à explorer les différences majeures entre musulmans chiites et sunnites. Notre démarche s’explique principalement par notre vocation évangélique, car il faut connaître son interlocuteur pour répondre à ses besoins réels. Mais elle est aussi simplement culturelle.
Si la première partie de notre article a évoqué les dimensions historique et doctrinale, il faut maintenant aborder leurs conséquences dans la vie quotidienne, et dans les relations géopolitiques. En stage dans une paroisse au Liban, c’est sur ce pays que je mettrai l’accent, car il est un laboratoire unique des relations entre chiites et sunnites. Dans la plupart des autres pays, les proportions sont en effet largement déséquilibrées en faveur de l’une ou l’autre faction.
Fêtes religieuses
Une part importante de la vie religieuse concerne les fêtes, car elles rythment l’année et sont l’occasion d’un renouveau de religiosité. En plus de l’Aïd el-Fitr (« fête de la fin du jeûne », à la fin du Ramadan), de l’Aïd el-Kebir (« grande fête », fin du Hajj) et du Mawlid (« naissance de Mahomet ») qui sont communes à tous, sunnites et chiites, ces derniers célèbrent quelques fêtes supplémentaires :
- Achoura le dixième jour de Muharram, est la plus importante. Elle fait mémoire du « martyre » d’Hussein et donne parfois lieu à des scènes de deuil dramatiques. Elle contribue à maintenir chez les chiites le sentiment d’être victimes d’une oppression injuste.
- L’Arbayn qui marque la fin des quarante jours de deuil qui suivent la mort d’Hussein.
- L’Aïd al-Ghadir marque le dernier sermon de Mahomet où celui-ci aurait désigné Ali comme successeur.
- La naissance d’Ali et sa mort.
- La naissance du Mahdi, le dernier imam du chiisme duodécimain.
Paysage géopolitique
Comme on le sait, les sunnites sont largement majoritaires, et représentent près de 90% de l’islam mondial (les chiffres disponibles les plus récents datent malheureusement de 2011 à 2013, World Population Review, American Pew Research Center, CIA World Factbook). Les seules exceptions sont l’Iran (~90% de chiites), l’Azerbaïdjan, l’Irak et le Bahreïn (~70% de chiites). Au Liban, les chiites constituent la majorité des musulmans (environ 55% parmi 60% de musulmans, soit environ un tiers de la population), et sont le groupe le plus dynamique démographiquement.
Le pays le plus influent du monde chiite est donc l’Iran, qui a imposé cette doctrine au XVIe siècle dans le but d’affermir l’indépendance de l’empire perse Safavide vis-à-vis des Ottomans sunnites. Après les tentatives de modernisation sous la dynastie Pahlavi (1925-1979), les responsables chiites ont pris le contrôle du pays lors de la révolution de 1979, pour y instaurer une théocratie islamique toujours en place. Leur influence s’étend sur les populations chiites avoisinantes, en Irak, au Bahreïn, et aussi dans les pays où elles forment des minorités importantes comme en Arabie saoudite, au Koweït, aux Émirats arabes unis, et au Liban.
Bien entendu, le chiisme y rentre en compétition avec les puissances pétrolières saoudienne, qatarie, émiratie et l’influence intellectuelle de l’Égypte, qui favorisent toutes un islam sunnite, bien que de différentes écoles juridiques.
Coexistence et perspectives au Liban
Comme évoqué plus haut, la balance démographique au Liban est en train de changer considérablement. Le groupe le plus dynamique est sans aucun doute la population chiite, et le moins dynamique la population maronite. Cela risque d’avoir des répercussions importantes sur le système politique, dont le Pacte national garantit que le président doit être chrétien maronite, le premier ministre sunnite et le président de la chambre des députés chiite. Mais le Hezbollah s’est imposé comme un interlocuteur incontournable des négociations pour nommer le président, ce qui conduit à un blocage de sa nomination depuis la démission de Michel Aoun le 31 octobre 2022.
Sur le plan sécuritaire aussi, le « Parti d’Allah » fait la loi dans des régions entières de la Beqaa et du Sud-Liban, d’où il bombarde quasi-quotidiennement le territoire israélien. Cela provoque systématiquement des ripostes plus violentes de la part de l’État juif, ce qui entraîne à son tour un soutien croissant des chiites pour l’action violente, et pourrait conduire à terme à une guerre de plus grande ampleur. C’est ce type de bombardement constant par l’OLP palestinenne qui avait provoqué l’opération israélienne « Paix en Galilée » de 1982. Le Hezbollah, créé en 1979, avait poussé plus récemment Israël à intervenir lors de la « Guerre des 33 jours » en 2006, dont le pays ne s’est toujours pas remis.
Depuis cette époque, le Hezbollah se déclare solidaire du Hamas, pourtant sunnite, et des Palestiniens. Ce soutien moral, et sans doute aussi logistique, est toujours d’actualité, comme l’ont montré les déclarations répétées des responsables du Hezbollah depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, ainsi que les bombardements accrus depuis cette date. La haine de l’ennemi commun se montre donc plus forte que les divergences doctrinales et juridiques entre sunnisme et chiisme. Et l’Iran a certainement acquis une certaine réputation dans le monde musulman par l’action de son bras armé libanais. Néanmoins il semble que la perspective d’un conflit de grande ampleur fasse peur aux dirigeants du Hezbollah, qui se sont jusqu’ici contentés d’actions de peu d’envergure, principalement symboliques. Le pays, déjà englué dans une crise économique sans précédent avec une inflation moyenne de 220% sur l’année 2023, et en cumulé de 700% sur les quatre dernières années, doublée d’un blocage politique, n’a pas besoin d’une guerre de plus pour ajouter à sa souffrance.
Ici, au Liban, malgré cette épée de Damoclès, la vie continue, au jour le jour. De nombreux groupes de prière supplient Notre-Dame du Liban et saint Charbel pour la paix. N’hésitez pas à vous unir à eux, même de loin !
Par l’abbé Barthélémy Magdelain