Ratisbonne Benoit XVI

Un discours de grande profondeur

12 septembre 2006 : Benoît XVI visite l’Allemagne. Il se rend à l’Université de Ratisbonne pour y donner un discours. Le Pape a choisi un thème qui lui est cher : le lien entre Foi et raison. Benoît XVI évoque avec émotion son expérience de professeur d’Université. Il parle à des docteurs et à des étudiants qui évoluent dans un monde sécularisé ; il veut leur montrer la place et le rôle de la Théologie dans le grand champ de la connaissance humaine. Pour atteindre ce but, le discours va donc devoir affronter le préjugé moderne qui confine la Foi au domaine de la croyance personnelle, dans une dimension étrangère à la science objective, expérimentale et certaine. Le Pape le fait en peignant à grands traits l’histoire des idées philosophiques depuis la Grèce Antique. Ses remarques sont profondes, mentionnent soigneusement leurs sources, utilisent même des citations en grec dans le texte. Quelques souvenirs personnels viennent agrémenter une érudition étonnante. La conclusion du discours établit la raison humaine comme gardienne d’une Foi authentique, comme pivot d’une civilisation, comme instrument de dialogue avec toutes les cultures.

Une conflagration inattendue

À peine deux jours plus tard, le Moyen Orient s’enflamme : des foules en colère menacent et maudissent le Pape, brûlent son effigie en place publique. De nombreux chefs religieux musulmans l’accusent d’avoir insulté l’Islam et son prophète. En Irak une bombe explose devant une église et enlève une vie. En Somalie, une religieuse italienne est assassinée par une bande armée dans un hôpital. Quel abîme entre le calme des amphithéâtres de Ratisbonne et ce déchaînement de haine ! Les personnalités religieuses et politiques du monde entier se fendent chacune d’un commentaire sur le désormais fameux « discours de Ratisbonne. » Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui, dans ce discours bavarois feutré, a pu mettre le feu à la poudrière ?

Pour montrer comment Foi et Raison se marient dans la théologie chrétienne, Benoît XVI a cité un discours de Manuel II Paléologue, empereur Byzantin au XIVème siècle. Ce dernier, en dialogue avec un lettré musulman, reprochait au Coran et à l’Islam de vouloir convertir le monde par la Force. « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait.  Dieu n’apprécie pas le sang, ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. » On voit bien pourquoi le Pape a cité cet auteur enfoui : il voulait montrer qu’un chrétien authentique se doit d’agir et de croire rationnellement (c’était là le cœur de son discours), la référence à l’Islam était, elle, un moyen pour parvenir à ce but.

Une lecture superficielle de l’événement

À en croire certains commentateurs autorisés, on aurait affaire à un malentendu regrettable. Pour un auditeur ou lecteur occidental il ne fait aucun doute que le Pape ne fait pas entièrement sienne la phrase de Manuel Paléologue. Il la cite, il avertit même qu’il la trouve étonnement rude. Le Pape s’est donc trouvé pris au piège d’un « monde médiatique global » : il croyait s’adresser à des confrères d’Université et il s’est heurté à la colère d’Irakiens ou de Pakistanais qui n’ont pas compris son discours. Certains diront que le Pape a prononcé une « petite phrase maladroite » que la machine médiatique a transformée en boutefeu en la sortant de son contexte. Ainsi de nombreux médias, même catholiques, ont fait preuve de paresse intellectuelle et en sont restés à une lecture superficielle de l’événement. Mal à l’aise, ils ont prétendus que Benoît XVI aurait montré une inadaptation aux règles tacites des mass-média ; mieux aurait valu pour lui ne pas traiter du dialogue interreligieux de cette manière, ne pas parler de ces vieilles querelles au style moyenâgeux : elles n’étaient pas nécessaires à sa démonstration.

Le fond du problème

Cette lecture des événements possède sa part de vérité, mais elle évacue à plaisir une partie importante de la question : le fond du problème. Benoît XVI a mis en valeur l’intégration de la raison dans le Christianisme en l’opposant à l’Islam. Mais est-il vrai que l’Islam a un problème avec la raison ?

On sait historiquement que l’interprétation du Coran a connu une crise au IXème siècle de notre ère. Influencés par la philosophie grecque, les « Mutazilites » interprètent rationnellement certains versets difficiles du Coran : ils montrent qu’Allah ne s’assoit pas vraiment et physiquement sur un trône puisqu’il est immatériel, que le Coran ne peut pas être vraiment coéternel à Allah puisque la raison précède nécessairement l’écrit. Ce courant interprétatif suscite contre lui une forte réaction : il limitait la Toute Puissance d’Allah par la rationalité intrinsèque des choses crées. Il s’attire donc l’opposition des zélateurs de la Transcendance absolue d’Allah. Le Mutazilisme sera rapidement condamné comme hétérodoxe et les problèmes qu’il avait soulevé trouveront une réponse plus littéraliste chez des penseurs comme Ashari, Ibn Hanbal ou Ibn Anas : ceux-là même qui ont joué un rôle fondamental dans la formulation des principes et des écoles juridiques de l’Islam Sunnite. On ne parle pas ici de quelques penseurs contestables mais d’un courant de fond qui influence l’Islam en profondeur : un croyant confronté à un problème de cohérence interne du Coran doit « croire sans demander comment ». En mission, nous retrouvons très fréquemment les signes de cet esprit chez nos interlocuteurs musulmans. C’est d’ailleurs souvent cette doctrine d’interprétation fondamentale qui est remise en cause par les penseurs musulmans réformistes.

Si le discours du Pape a suscité une réaction aussi violente, c’est qu’il touchait un problème douloureux : celui du rapport de l’Islam avec la rationalité, et par là celui de sa vraisemblance dans un monde moderne fondé sur la raison. Au delà donc des questions de mécanisme et d’habileté médiatiques, force est de constater que Benoît XVI a touché une question cruciale : il nous fait prendre conscience des harmonies internes de notre Foi, qui ne se retrouvent pas nécessairement dans d’autres religions.

Abbé Guillaume Le Gall

Publié dans , le 28 avril 2023

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